Les étoiles doubles

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Pendant des millénaires, les astronomes n'ont pu faire autre chose que de préciser la position des astres. Bien que PtoléméePtolemaeus Claudius, dit Ptolémée
Très peu d'éléments de la vie de Ptolémée sont connus, mais on le sait auteur de plusieurs ouvrages scientifiques, dont deux feront autorité jusqu'à la Renaissance (l'Almageste et Géographie)…
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(entre 87 et 100 - vers 170), dans son catalogue qui date de l'an 134 de notre ère, ait déjà qualifiée l'étoile ν Sagittarius de « double », il considéra ce rapprochement de deux étoiles comme tout à fait fortuit et n'y attacha aucune signification physique.
L'avènement de l'astrophysique a enfin permis de comprendre la nature de ces points lumineux, et ce malgré la réfutation par le philosophe Emmanuel Kant (1724 - 1804) de la possibilité de connaître la constitution des étoiles par l'irréalisation d'une analyse directe.

Historique : observations et recherches des étoiles doubles

1609 : GaliléeGalileo Galilei
En janvier 1610, il découvre les quatre gros satellites de Jupiter et les phases de Vénus. Ces observations confortent son idée de la rotation de la Terre sur son axe et de sa révolution autour du Soleil. Cette conception lui vaut une condamnation à résidence par le Saint-Office…
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(1564 - 1642) est le premier à utiliser un instrument optique à des fins astronomiques.
1650 : Giovanni Battista Riccioli (1598 - 1671) parvient à dédoubler MizarMizar
Première étoile double découverte à la lunette, des études récentes révèlent qu'il s'agit d'un système multiple : le couple principal est séparé de 14,4".
Mizar
(Mizar), une étoile du « Grand Chariot ».
1755 : James Bradley (1693 - 1762) parvient à mesurer son écart angulaire (env. 14").

Puis vient l'époque des lunettes à très longues focales qui (au prix de beaucoup d'efforts… et quelques contorsions !) permettent d'apercevoir des astres encore plus serrés pendant quelques secondes.

1767 : l'astronome John Mitchell (1725 - 1793) semble être le premier à se demander si les couples d'étoiles sont en réelle connexion.
1779 : Christian Mayer (1719 - 1783) en dresse le premier catalogue, le De novis in cœlo sidereo phœnomenis ; 90 étoiles y sont répertoriées, dont 72 découvertes par lui (ε Lyrae, Albireo, ζ Cancer…).

À cette époque les astronomes deviennent surtout préoccupés de cartographie. Les monarques les pensionnent pour qu'ils décrivent la forme de la Terre et donnent les limites de leurs territoires, non pour qu'ils étudient le ciel. Il faudra être un génie à la fois fortuné, libre et curieux pour « voir plus loin »…

La naissance d'une idée
La variabilité d'AlgolAlgol
La variabilité de son éclat est due à l'éclipse mutuelle de deux étoiles dont le plan de l'orbite se trouve sur l'axe de visée.
Algol
est connue depuis la plus Haute Antiquité. Même si d'autres avant lui avaient déjà suggéré que les étoiles doubles pouvaient être liées par des forces d'attraction, John Goodricke (1764 - 1786), un astronome amateur anglais de 19 ans, est le premier à en donner une interprétation correcte : l'éclipse mutuelle de deux étoiles (1782).
Mais l'idée de la binarité des étoiles devait encore mûrir dans les esprits avant de mettre à mal le dogme aristotélicien de l'incorruptibilité des cieux, et beaucoup d'astronomes ont longuement hésité avant d'admettre l'existence de la double nature d'Algol. Il faudra attendre l'utilisation du spectrographe, par Hermann Carl Vogel (1841 - 1907) et Julius Scheiner (1858 - 1913) en 1889, pour permettre l'acceptation définitive de la notion d'étoile double.

William Herschel (1738 -1822)

En 1803, William HerschelWilliam Herschel
Fils de musicien, William Friedrich Wilhelm Herschel reçoit également une formation musicale, apprenant le hautbois et le violon. En 1757, il quitte sa ville natale de Hanovre pour l'angleterre où il s'installe comme copiste à Londres, puis enseigne la musique à Durham…
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reprend l'obser­vation des étoiles doubles. Il constate certains changements par rapport aux anciens relevés. Il conclut que ce mouvement résulte de l'interaction mutuelle de deux étoiles.
Ses travaux sont difficiles à mettre en œuvre, les montures sont manœuvrées à l'aide de cordes et les observations consistent surtout à regarder passer les étoiles d'un bord à l'autre du champ. Les micromètres qu'il construit pour ses mesures ne lui permettent pas d'effectuer des relevés suffisamment précis. Il parvient cependant à décrire les premières orbites képlériennes : Castor, γ Leonis…
Il publie deux catalogues répertoriant 812 binaires, la science des étoiles doubles vient de naître.

William Herschel
William Herschel (1738 -1822)

Arrivent enfin les lunettes avec montures équatoriales mues par des mécanismes d'horlogerie, équipées de micromètres plus fiables et plus précis.

1824 : le 16 novembre, la lunette de Dorpat — aujourd'hui Tartu en Estonie — (Ø 24 cm, construite par les ateliers de Fraunhofer) est inaugurée. Elle permet à Friedrich Georg Wilhelm von Struve (1793 -1864) de dresser son Catalogues Novus (ou catalogue de Dorpat). Plus de 3 000 couples (les fameux Σx, dont 2 500 découverts par Struve lui-même) y sont répertoriés.
C'est la première fois que les étoiles doubles font l'objet d'études aussi nombreuses que précises. Un deuxième mémoire est édité : Mensuræ micrometricæ.
1843 : Otto Wilhelm von Struve (1819 - 1905), le fils du précédent, reprend la traque à son compte avec la lunette de 38 cm du tout nouvel observatoire de Poulkovo, construite par les successeurs de Fraunhofer.
Il dresse un nouveau catalogue de 500 couples plus serrés : le OΣ.

L'installation de Poulkovo devient un lieu de pélerinage pour les astronomes et donne le départ de la course aux plus grandes lunettes équipées d'optiques de plus en plus performantes, qui va durer 60 ans, pour s'achever avec la mise en service du réfracteur de Yerkes. Le flambeau passe d'abord par des observatoires privés d'Angleterre et d'Italie, avant de rejoindre l'Amérique.

William Rutter Dawes (1799 - 1868)

Il est pasteur anglican et à l'aide de lunettes de 7 à 8 pouces (environ 20 cm) il fait d'étonnantes découvertes sous des cieux peu cléments, dont « l'anneau de crêpe » de Saturne. Ses observations d'étoiles doubles surclassent de précision celles de ses prédécesseurs.

Ercole Dembowski (1812 - 1881)

Baron, fils de général, d'abord marin avant de se consacrer entièrement à l'astronomie, cet italien fera plus de 20 000 observations d'étoiles doubles, le plus souvent avec une lunette de 162 mm.

Les catalogues édités par Struve père & fils sont « revisités » par Dawes et Dembowski qui démontrent que de nombreux couples sont en mouvement.

Giovanni Virginio Schiaparelli (1835 - 1910)

Fils d'égyptoloque, il observe d'abord avec la lunette de 218 mm qui équipe l'observatoire Brera de Milan, organisé par son père, puis un équatorial de 500 mm. Surtout connu comme « inventeur » des canaux de Mars, Schiaparelli va quelque peu se réhabiliter en rajoutant à la liste des étoiles doubles quelques joyaux célestes.

Giovanni Schiaparelli
Giovanni Virginio Schiaparelli (1835 - 1910)

Sherburne Wesley Burnham (1838 - 1921)

Il exerce la profession de rédacteur auprès des tribunaux et n'a jamais été astronome de métier. Pourtant, rendu célèbre par ses sérieuses études sur les étoiles binaires, il est nommé « Acting Director » de l'observatoire de Dearborn (banlieue de Détroit) mais… sans appointements.
C'est l'époque où sont érigés les réfracteurs géants de Lick (1888), puis Yerkes (1897) ; période où il découvre plus de 400 nouveaux couples, en seulement quelques mois, avec sa modeste lunette de 6 pouces (environ 15 cm).
Le couronnement de sa « carrière » est la publication de son Burnham Double Star Catalogue (BDS), liste compilant tous les couples connus à moins de 120° du pôle Nord (1906).

Robert Grant Aitken (1864 - 1951)
William Joseph Hussey (1862 - 1926)

Ils découvrent conjointement, à l'obser­vatoire de Lick, plus de 4 500 autres couples, notés A et Hu, qui fournissent aujourd'hui l'essentiel des orbites connues.
Cette prospection systématique du début du siècle, à laquelle ont également collaboré l'anglais Thomas Henry Espinell Compton Espin (1858 - 1934) et le français Robert Jonckheere (1889 - 1974) marque la fin de « l'âge d'or » avec la découverte de 6 000 nouvelles binaires. On croit alors qu'il ne reste plus qu'à observer les couples connus et que même les examens les plus fouillés n'apporteront plus de découvertes.
C'est dans ce courant de pensée que des observateurs de premier plan vont se mettre essentiellement à mesurer les couples les plus serrés, ceux qui permettent de mieux calculer les orbites. C'est l'époque des George van Biesbroeck (1880 - 1974) en Amérique et Paul Baize (1901 - 1995) en France, qui effectuent à eux deux 60 000 mesures sur des couples difficiles qui ont permis d'établir une centaine d'orbites.
Parallèlement l'astrophysique se développe, promettant de nouveaux horizons à défricher, et mobilise les jeunes chercheurs au détriment d'une astronomie jugée plus « traditionnelle ». La nouvelle génération d'instruments n'est pas affectée à ce type de projet, et l'étude des étoiles doubles devra encore se faire sur de vieilles lunettes, ce qui ne favorise pas l'engouement d'éventuels volontaires. De plus, les méthodes de mesure n'évoluent pratiquement pas, on observe encore souvent avec le micromètre à (parfois vrais) fils d'araignées, modèle… 1825.

Il faut l'apport de nouvelles techniques, notamment l'interférométrie qui permet un pouvoir séparateur plus important, pour que les prospections reprennent.

Gerard Pieter KuiperGerard Pieter Kuiper
Ses contributions dans le domaine de l'astronomie sont multiples, mais le nom de Kuiper reste surtout rattaché à la « Ceinture de Kuiper », vaste disque d'objets orbitants sur le plan de l'écliptique au-delà de l'orbite de Neptune…
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(1905 - 1973) recense 117 nouveaux couples en 1934, dont certains très lumineux, imité de près par Charles Edmund Worley (1935 - 1997) et William Stephen Finsen (1905 - 1979). Mais c'est à l'observatoire de Nice, où l'arpentage est repris depuis 1965, que les résultats sont les plus probants. Paul Muller (1910 - 2000) et Paul Couteau (1923 -) y inventorient 3 100 couples, dont 13 % avec un écart inférieur à 0,25" d'arc. Cette nouvelle moisson contient donc un bon nombre d'orbites rapides et les limites observationnelles, inférieures à celles des instruments en raison de la turbulence atmosphérique, semblent être atteintes.

L'interférométrie des tavelures

En raison de la distance qui nous en sépare, une étoile est perçue comme un faisceau lumineux ponctuel (pratiquement) cohérent. La turbulence atmosphérique jouant le rôle d'un diffuseur, ce faisceau nous parvient avec de multiples interférences créant des « speckles » ou tavelures.
L'œil entraîné de certains observateurs avaient déjà remarqué qu'à très fort grossissement les images d'étoiles doubles prenaient cette structure granuleuse de façon régulière et organisée. C'est à Antoine Labeyrie (1943) que revient le mérite d'avoir compris ce phénomène, en 1970, et le parti qu'il était possible d'en tirer.
Chacune de ces tavelures est une tache de diffraction de l'étoile (disque d'Airy un peu chahuté). Bien que brouillée, l'information est toujours là, il « suffit de » la retrouver. Par le passage d'un faisceau laser à travers le compositage de multiples images, prisent à très courtes poses à travers un filtre à bande passante étroite, on obtient un système de franges dont l'écartement et l'orientation donnent la séparation et la position du couple.
L'interférométrie des tavelures permet des mesures cinq fois plus fines que les micromètres classiques rendant possible l'observation des binaires encore plus serrées…

Antoine Labeyrie
Antoine Labeyrie (1943)